Chapitre 1

Alison

Au moment où je commence enfin à m’endormir, quelqu’un vient tapoter mon épaule.

Je n’y crois pas ! À contrecœur, je soulève le masque de sommeil au-dessus de ma tête, j’ouvre un œil et me retrouve tout de suite agressée par la lumière vive de la cabine.

— Mademoiselle, il faut attacher votre ceinture. Nous démarrons la descente vers Paris.

Je remercie l’hôtesse de l’air en m’exécutant. Les doigts tendus, je m’efforce de m’étirer pour réveiller mes muscles engourdis par la position assise que je n’ai pas quittée depuis plusieurs heures. Treize heures et quarante minutes, pour être exacte, depuis le moment où j’ai effectué mon escale à Dubaï. Quand l’avion se sera enfin posé sur le sol parisien, cela fera plus de vingt-six heures que je suis en voyage. C’est un euphémisme de dire que j’ai hâte d’arriver.

Au-delà du hublot, la ville où j’ai grandi se rapproche à toute vitesse. Même s’il fait nuit noire, les lumières illuminent les bâtiments et les rues de Paris, lui conférant cette atmosphère empreinte de mystère que j’aime tant.

Mes sentiments quant à mon retour sont mitigés. L’année que j’ai passée en Australie a été extraordinaire. J’avais besoin de cette coupure à l’autre bout du monde pour y voir plus clair. J’aime à penser que l’Alison qui revient est différente de celle qui est partie ; je me sens plus mûre, plus décidée, plus alignée que jamais avec mes valeurs et le futur que je souhaite bâtir. Maintenant, il ne reste plus qu’à espérer que mes parents seront d’accord avec mes décisions… Pour une fois.

Après une queue interminable à la douane, je finis par récupérer mes bagages. Je regarde l’heure affichée à la grande horloge murale : il est presque minuit. Malgré la fatigue, je ne peux m’empêcher d’être excitée. Ça y est, je suis enfin de retour à la maison. Demain, c’est ma rentrée, je vais retrouver mes amis et les bancs de la fac sur lesquels on a fait les quatre cents coups. Mais avant toute chose, je vais passer une bonne nuit de sommeil, bien au chaud dans la chambre d’amis de chez ma sœur. D’ailleurs, en parlant de Diane, je ne la vois nulle part. Il est temps que je rallume mon téléphone pour lui demander où elle m’attend.

Le temps que mon portable effectue le changement de réseau, je reçois plusieurs notifications. Je souris en lisant les messages de mes amis, anticipant déjà la joie de nos retrouvailles. Ma sœur m’a écrit, aussi. Enfin, pour être exacte, elle m’a envoyé des messages vocaux. Ça fait plusieurs jours que je n’ai pas de ses nouvelles, mais ça n’a rien d’anormal. Diane est interne en médecine, avec une charge de travail colossale et des horaires impossibles. Ça relève presque du miracle qu’elle ait réussi à faire coïncider son emploi du temps avec le mien pour venir me chercher ce soir.

J’appuie sur le bouton de lecture avant de coller l’appareil à mon oreille :

« Alison, je suis désolée de t’annoncer ça comme ça. J’aurais dû m’y prendre avant, mais ces derniers jours sont passés si vite, j’avais tellement à penser, j’ai zappé que tu arrivais déjà ce soir… Mince, je ne sais même pas par où commencer ! Voilà : Logan et moi, on a rompu il y a quelques jours. Enfin, pour être exacte, c’est lui qui a rompu. Il annule tout : nos fiançailles, le mariage… Tout est fini entre nous, pour de bon, cette fois. Je ne m’y attendais pas, autant te dire que je suis au trente-sixième dessous. Je ne pouvais pas rester à l’appartement, pas dans ces conditions, alors j’ai posé quelques jours de congé et je suis partie chez papa et maman. Écoute, ça ne change rien au fait que tu peux rester dormir chez nous le temps que tu trouves un job et un appartement. Logan est déjà au courant de ton arrivée. Je n’ai pas eu le temps de te préparer la chambre d’amis, mais il t’indiquera où trouver des affaires. De toute façon, il n’a pas le choix, c’est mon appartement, et il a démarré des recherches pour un nouvel endroit où vivre aussi… Mon dieu, même en le disant à voix haute, je n’arrive pas à croire que c’est terminé ! Bref, je suis désolée sis’, j’imagine que tu ne vas pas être ravie de cette nouvelle. Crois-moi, je ne le suis pas non plus. Mais à moins que tu acceptes de venir dormir à Levallois chez les parents, je n’ai pas d’autre solution à te proposer pour le moment. On s’appelle demain. »

Il y a un deuxième vocal, où elle m’annonce qu’elle m’a commandé un taxi pour se faire pardonner. Je finis de l’écouter au moment où j’arrive dans le hall d’accueil de l’aéroport. Sous le choc, je suis obligée de me repasser l’enregistrement une seconde fois pour être sûre de ne pas avoir rêvé.

Pardon ? Logan a rompu avec elle ? Il a annulé le mariage, Diane est partie, elle est retournée chez nos parents ? Je ne sais pas quelle partie me paraît la plus invraisemblable. Ma sœur a vingt-huit ans, cela fait plus de dix ans qu’elle a pris son indépendance et si elle a accepté de revenir chez papa-maman, c’est que c’est du sérieux. Elle doit vraiment être au bout du rouleau.

Ma valise dans une main, le téléphone dans l’autre, je contemple l’écran, sourcils froncés, comme si l’appareil était responsable de tous les malheurs de mon aînée. En désespoir de cause, je tente de l’appeler, mais je tombe sur son répondeur. Elle doit déjà dormir.

Fais chier. Je suis très triste pour elle et je comprends qu’elle n’avait pas que ça en tête, mais merde, elle aurait pu me prévenir plus tôt, histoire de me donner l’occasion de me retourner ! S’ils ont rompu en début de semaine, j’aurais pu essayer de m’arranger avec Nicole ou Kaï, squatter leur canapé quelques jours en attendant de trouver quelque chose de plus durable…

Là, il est minuit, je suis à l’aéroport Charles de Gaulle avec mes deux valises, je n’ai plus qu’une centaine d’euros sur mon compte en banque et je préfère encore dormir dans le hall de la station du RER B plutôt que de demander à mes parents de m’héberger. Ma sœur a eu une bonne intuition, jamais je n’accepterais de retourner chez eux. Pas vu la façon dont on s’est quittés il y a un an. Si je suis prête à faire un effort pour reconstruire notre relation, il est hors de question que j’aille mendier leur aide.

Je me le suis promis l’été dernier : plus jamais.

Comme un signal divin, j’aperçois alors un homme qui tient une pancarte indiquant « Alison De Luca ». Je soupire. On dirait que je n’ai pas le choix. Je vais aller dormir chez Diane et Logan, alors même que ma sœur a déserté les lieux. La cohabitation avec son ex fraîchement prononcé va être très délicate… D’autant plus que lui et moi, on est loin d’être les meilleurs amis du monde. C’est simple : cela fait un peu plus de cinq ans qu’il est en couple avec mon aînée, et le nombre de conversations qu’on a échangées se compte sur les doigts d’une main. Je crois qu’il ne m’a jamais posé de questions, se contentant de se ranger à l’avis de mes géniteurs.

Au début, je n’avais rien contre lui, au contraire : si je suis tout à fait honnête, la première fois que je l’ai vu, je l’ai même trouvé craquant. Grand, brun, des fossettes aux deux joues, un esprit vif, beaucoup de culture ; du haut de mes dix-sept ans, il m’a semblé profondément mature et la manière dont il parlait m’impressionnait. Il n’avait pas grand-chose à voir avec les petits lycéens avec qui je fricotais. Pour la première fois, je rencontrais un homme, et j’avoue qu’il m’avait fait un certain effet.

Effet qui s’est très vite estompé quelques mois après, quand j’ai surpris une conversation qu’il tenait avec ma mère et ma sœur. Je n’en ai entendu que quelques bribes, mais j’ai retenu l’essentiel : il me traitait d’irresponsable, de tête brûlée. J’ai compris qu’il me prenait pour une gamine et ça m’a blessée. Et manque de bol, quand je suis blessée, j’ai tendance à encore plus forcer le trait pour irriter mon entourage. Ma famille en a souvent fait les frais.

Au fil des années, on a pris le plus grand soin d’éviter de se retrouver plus de cinq minutes dans la même pièce. L’an dernier, lorsque la dispute qui a tout fait imploser avec mes parents a éclaté, il s’est bien sûr rangé de leur côté, sans chercher à comprendre. Il n’a vu que la partie émergée de l’iceberg, et s’il y a bien une chose que je déteste, c’est les gens qui jugent sans savoir.

Bref. Je suis tout de suite moins emballée à l’idée de me rendre chez ma sœur. Au moins, si elle avait été là comme prévu, elle aurait fait tampon entre nous. Là, on va bien être obligés de se parler, et pour mon retour à Paris, ce n’était certainement pas à Logan que je pensais pour m’accueillir…

Après avoir salué le chauffeur de taxi, je l’aide à hisser mes affaires dans son coffre. Le long du chemin qui nous mène à l’appartement, je cogite sur ce qui a bien pu se passer entre eux. Diane est restée vague dans ses vocaux, j’imagine qu’elle m’en dira plus demain par téléphone. En tout cas, il semblerait que monsieur Meilleur-du-monde ne soit pas si irréprochable que ça, lui non plus.

En descendant face à l’immeuble de style haussmannien, je ne peux m’empêcher de me dire que cet enfoiré s’en est bien sorti : c’est ma sœur qui a été obligée de fuir, et c’est lui qui reste dans le trois-pièces meublé qu’elle loue en plein cœur du cinquième arrondissement.

Une fois dans l’ascenseur, je serre les dents. Espérons qu’il soit déjà parti se coucher, avec la fatigue du voyage et les nerfs liés à ce guet-apens dans lequel je me retrouve, je n’ai aucune envie de le confronter…

Mauvaise pioche : la clé ne se trouve pas sous le paillasson. Je suis obligée de toquer.

Quelques secondes à peine plus tard, Logan vient m’ouvrir.

— Alison.

Il hoche la tête, en guise de salut, j’imagine. On reste plantés l’un devant l’autre, sans rien dire, crispés. Cette fois, pas de sourires factices, pas d’embrassades forcées. Diane n’est pas là, à quoi bon faire semblant ? Ce type, il ne m’aime pas, et je ne l’aime pas non plus.

Maintenant qu’il a brisé le cœur de ma sœur, j’ai même le droit de le détester par-dessus tout, non ?

— J’imagine que Diane t’a expliqué la situation…

— Oui, le coupé-je en soulevant ma valise. Elle m’a prévenue juste avant que j’arrive. Tu peux t’enlever, s’il te plaît ? J’aimerais bien poser mes affaires et boire un verre d’eau.

Il se pousse pour me laisser passer, sans même lever le petit doigt pour m’aider.

— Donc, tu es censée rester là pour combien de temps ? demande-t-il, sans même s’embarrasser de la politesse la plus élémentaire.

Les lèvres toujours serrées, je vais poser mes bagages et mon sac à dos dans le bureau qui fait office de chambre d’amis. Il va falloir que je déplie le canapé-lit et que je récupère des draps, et pour ce soir, ça fera bien l’affaire.

— L’Australie t’as provoqué une surdité passagère ? insiste-t-il en venant se placer devant moi.

Je me décide enfin à le regarder. Ses traits sont tirés, il porte un tee-shirt et un jogging. Dans mes souvenirs, il est habituellement rasé de près ; aujourd’hui, une repousse de quelques jours recouvre ses joues, et malgré son air négligé, son allure de nouveau célibataire ne lui va pas si mal — ce que je n’admettrai jamais, même sous la torture.

— Non, Logan, je suis juste crevée par ce long voyage, et je n’ai pas spécialement envie de faire la discussion.

Surtout pas avec toi, ai-je envie d’ajouter.

Il se gratte le menton, l’air dépité.

— Écoute, la situation est loin d’être idéale. J’ai dit à Diane que ce n’était pas une bonne idée, toi et moi sous le même toit, mais tu la connais… toujours à essayer d’arranger tout le monde.

— Je me demande bien pourquoi elle essaye d’arranger un type qui l’a larguée du jour au lendemain, lancé-je, du tac au tac.

Son expression s’assombrit.

— Notre rupture n’a pas été facile, mais elle était nécessaire. Ça fait des années que notre relation connaît des hauts et des bas, le plus intelligent était d’y mettre un terme avant de faire une belle connerie qu’on allait tous les deux regretter… C’est ce qu’on appelle agir en adulte… mais je ne m’attends pas à ce que toi, tu comprennes.

Les poils sur mes bras se hérissent. Il a dit cela d’un petit air supérieur qui me donne envie de lui coller une gifle. Pourtant, je me retiens.

— Si tu dis ça parce que tu as peur que je vienne traîner dans tes pattes pendant des semaines, rassure-toi : je ne reste ici que parce que je n’ai pas d’autre choix… pour l’instant. Mais dès demain, je compte bien me mettre en quête d’un travail et d’un appartement pour dégager d’ici le plus vite possible. En attendant, tenons-nous-en au strict minimum, OK ? Pour ma part, si on évite au maximum de se croiser et de se parler, ça n’en sera que mieux. L’avantage, maintenant que tu n’es plus avec ma sœur, c’est qu’on n’a plus besoin de faire semblant de s’apprécier.

Oups, celle-là, elle m’a échappé. Tant pis !

Les gens qui me connaissent savent pourtant que je suis une personne amicale et chaleureuse ; il est rare que je ne m’entende pas avec quelqu’un et d’habitude, je m’efforce de rester polie en toutes circonstances.

Mais Logan, il n’a rien fait pour mériter ma confiance, encore moins ma bienveillance. Ça n’a pas l’air de le perturber plus que ça.

— Compris, réplique-t-il froidement en hochant la tête. Tu connais déjà les lieux, je n’ai pas besoin de te faire une visite guidée. Dans le premier tiroir de la commode, tu trouveras des draps et des serviettes, et un double des clés est dans le vase à l’entrée. Tu peux prendre le premier tiroir du frigo. Pas de musique après 22 heures ou avant 8 heures, et, si tu comptes faire venir certains de tes amis ici, je te prierai de me prévenir avant pour que je prévoie autre chose. Pas de copains qui dorment ici, pas de soirées ni de fêtes improvisées… J’imagine que ça va être dur pour toi, mais j’espère que tu arriveras à survivre à ces quelques règles simples.

Le sarcasme dans sa voix ne m’échappe pas. Quel connard  ! J’ai envie de lui répondre que ses règles, il peut se les mettre au derrière, mais je me retiens. À la place, je lance :

— C’est compris, Papa. Je ne ferai rien qui puisse te faire croire qu’il y a de la vie dans cet appartement, promis. En attendant, si tu as fini, je vais aller me coucher : je suis crevée et cette conversation est d’un ennui à mourir. Allez, bisous.

Je plaque mon plus beau sourire sur mon visage avant de lui claquer la porte au nez. Les mains plaquées contre la paroi devant moi, je relâche un râle agacé.

Voilà qui annonce le ton de notre future colocation. J’espère juste que j’arriverai à trouver un job et un appartement avant que l’un de nous ne finisse par étouffer l’autre dans son sommeil.

À suivre…

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