PROLOGUE
APÉRO
Juin 2047
— Vous êtes prêts, les amis ? demande Joshua en retenant son souffle. Quand je pense que la mairie va utiliser cet immeuble pour en faire un foutu complexe de balnéothérapie, ça me rend malade…
— Tu n’avais qu’à t’y opposer, Joshua ! Je te signale que tu es quand même le premier adjoint au maire de cette ville, ironise Max, en lui tapant amicalement dans le dos.
— Un adjoint qui s’est retrouvé seul contre tous, je vous rappelle ! Ma seule voix ne pouvait pas changer la donne.
Les cinq hommes, amis depuis toujours, sont campés devant la façade du The Place To Be, le bar qui n’a presque rien perdu de sa splendeur malgré les trente-deux années écoulées. Rivés sur la façade, cinq paires d’yeux brillants observent le bâtiment qui a abrité tout un pan de leur histoire. Même s’ils ne l’avouent pas à haute voix, leurs cœurs battent à l’unisson et vibrent encore du même amour pour ce lieu mythique qu’ils ont fondé, qu’ils ont chéri, et qui va à présent tirer sa révérence.
— On le sait bien, frangin, le rassure Eloah, qui lui passe devant pour entrer le premier. Tu as fait de ton mieux et il est temps pour nous de tourner la page. Hauts les cœurs, les gars ! Allons boire ce dernier verre avant qu’ils ne ferment les portes de cet endroit qui représente tant pour nous.
— Une sacrée page, quand même ! Ce n’était pas juste un bar, c’était notre maison, ajoute Amaury en souriant.
— Notre refuge, surenchérit Eden, la voix rauque, en emboîtant le pas d’Eloah.
Les cinq anciens propriétaires du The Place To Be pénètrent dans ce lieu empreint de souvenirs, de rires et d’amour. Sur le pas de la porte, serrés les uns contre les autres, ils restent prostrés quelques secondes en observant la salle.
Ils reconnaissent la décoration qui mêle élégance et force brute, avec le bar en fer forgé, les murs sombres et les poutres apparentes. Mais surtout, la même atmosphère accueillante et feutrée, propice aux aventures d’une nuit ou aux coups de foudre d’une vie. Malgré tout, c’est vrai, les lieux abritent beaucoup moins de monde qu’à la grande époque.
Surpris par ce calme inhabituel, Amaury salue le barman qui empile des verres dans une caisse en plastique. Ce dernier s’arrête, les observe tour à tour avec de grands yeux, avant de laisser un début de sourire poindre sur son visage. On aurait dit qu’il venait d’avoir une révélation.
— C’est encore ouvert ? On peut venir boire un coup ?
— C’est ouvert pour une toute dernière soirée, mais il est encore tôt, alors, vous avez l’embarras du choix, messieurs. Installez-vous où vous voulez, je viens prendre votre commande dans une seconde.
Sans même se concerter, les cinq quinquagénaires s’avancent vers le bar. Les habitudes ont la vie dure, comme on dit ; mais quelle meilleure place que le comptoir pour s’épancher sur le présent, et encore plus sur le passé ?
— Je propose de commencer cette soirée par un petit apéro. Qui vote pour ? demande Joshua, comme s’il était à une réunion du conseil municipal.
— Quoi, on n’attaque pas directement par des shots de Kamikaze ? lance Eden, plein d’ironie, en mettant un coup de coude à Eloah. On était plus vaillants, il y a vingt ans !
— Rien de tel qu’une petite bière pour se mettre en condition, rétorque Amaury en lorgnant sur ses amis, hilares. On n’est plus tout jeunes, les gars ! Si on veut tenir la distance, l’apéro, c’est le passage obligé avant les cocktails. Barman, préparez-vous, on est des clients exigeants !
Le serveur lâche un petit rire avant de sortir cinq verres à bière qu’il remplit impeccablement. Eden, Eloah, Max, Joshua et Amaury s’installent sur les tabourets hauts qui n’attendaient qu’eux. Les coudes posés sur le comptoir, ils observent le jeune homme qui sert leurs pintes en un temps record, avec une dextérité impressionnante et un équilibre parfait.
— L’apéritif est servi, lance-t-il, avant de les envoyer une par une d’un geste maîtrisé et précis, pour qu’elles s’arrêtent pile au bon endroit.
— On a affaire à un professionnel, lance Eloah, soudain intéressé.
— Ça te manque ? lui demande Amaury en lui pressant affectueusement l’épaule. Moi, ça me manque. Souvent.
— On va peut-être attendre la fin de la soirée pour se mettre à chouiner, non ? les coupe Eden en récupérant sa bière.
Il remercie le barman d’un signe de tête.
— Ah non, hors de question de pleurer ce soir ! C’est la « der des der », comme on dit, on doit plutôt fêter ça comme il se doit, s’exclame Eloah.
Le serveur se plante devant eux et les dévisage quelques instants, tout sourire.
— Si je ne me trompe pas, c’est vous qui avez monté ce bar, il y a plus de trente ans ? finit-il par demander. Vous êtes les fondateurs du TPTB ?
— C’est nous-mêmes, se targue Joshua en s’inclinant légèrement.
Les yeux pétillants, le jeune homme s’emballe :
— C’est dingue ! J’ai entendu tellement d’histoires sur vous et sur ce bar depuis que je bosse ici… Messieurs, vous êtes des légendes à Cannes, et je suis heureux d’avoir la chance de vous rencontrer enfin, même si c’est pour notre dernier soir d’ouverture.
Il se tait d’un coup, visiblement impressionné par cette rencontre. Puis, il secoue la tête, avant de reprendre :
— Quand même… Je viens de servir les cinq créateurs du The Place To Be ! Quand je vais raconter ça aux potes…
— Mais c’est qu’il est parfait, celui-là, s’enthousiasme Max, qui approuve d’un geste de la tête. Fondateurs, légendes, honneur… C’est la classe pour des vieillards comme nous.
— Comment tu sais qui nous sommes ? demande Eloah, intrigué.
Son air suspicieux ne trompe personne. Malgré les années, l’ancien expert en mixologie du bar reste toujours celui de la bande qui prend le plus de précautions. Il faut croire que les expériences du passé, qu’elles soient heureuses ou malheureuses, rendent les hommes plus aguerris.
— Votre photographie est exposée dans le bureau du patron, avoue le barman. Et honnêtement, je trouve que vous n’avez pas beaucoup vieilli. Je vous ai tout de suite reconnus.
Eden approuve d’un sourire satisfait, et lève son verre afin que les quatre autres le suivent. D’un air solennel, il réplique :
— Je propose qu’on trinque à cette rencontre et à cette photo ! On le savait déjà, mais ça fait toujours plaisir de nous rappeler qu’on a marqué les esprits.
— Trinquons à ça, et à tous nos souvenirs, ajoute Eloah en cognant son verre contre celui d’Eden. Les bons comme les mauvais. Les réussites comme les galères…
— Trinquons aussi à notre relation qui n’a jamais failli, ou faibli. Après toutes ces années, ce que je trouve encore plus beau, c’est notre amitié, déclare Amaury, visiblement ému. Plus de trois décennies ont passé, et elle est aussi forte qu’au premier jour.
— Aussi forte ? Tu rigoles, Aldo ? clame Max, indigné, en utilisant ce surnom qu’Amaury a mis si longtemps à accepter. Moi, je dirais qu’elle est encore plus forte qu’au premier jour ! C’est au milieu des galères qu’on reconnaît ses vrais amis. Rappelle-toi que l’idée du bar nous est venue lors d’une garde à vue…
— Une garde à vue ? répète le barman, hilare. Cette histoire-là, je ne la connais pas. Vous m’intriguez !
— J’ai encore en tête l’image de vos visages amochés quand je suis venu vous récupérer au poste, ricane Joshua.
— Quelle bagarre ! Tu aurais vu ça, petit, clame Max en tapant sa paume contre le bar, avant de pointer son doigt vers le jeune homme. C’est quand on s’est retrouvés en cellule qu’on a décidé d’ouvrir notre bar. Un endroit où on ferait comme on voudrait, où on serait les chefs. Et on l’a fait, les mecs ! On s’est lancés dans cette histoire en embarquant Eden, notre pote de cellule, avec nous… Le cinquième membre de notre clan. Le doigt qu’il nous manquait pour faire de nous une main…
Max tend son poing à Eden, qui le cogne en souriant.
— On était un peu tarés, à l’époque, surenchérit Amaury en hochant la tête, amusé. Ou idéalistes, je ne sais pas. Ce qui est sûr, c’est que cette décision a changé nos vies.
— Franchement, avec tout ce qu’on a traversé ensemble, reprend Eloah après un bref silence pensif, on aurait de quoi écrire un livre, vous ne croyez pas ?
Joshua approuve d’un signe de tête. Son frère ajoute :
— Ensemble, on a toujours été plus solides, plus forts !
— Solides, forts… intervient Eden, dubitatif. Tu extrapoles un peu, là aussi ! Pour être honnête, on ne l’a pas toujours été, Eloah. Il y a même des moments où on a méchamment vacillé. Ce qui est certain, c’est que pendant cette fameuse nuit au poste, on était surtout complètement bourrés.
Son rire joyeux devient communicatif. C’est le barman qui y met fin, amusé :
— Vaciller ? Des hommes avec une réputation telle que la vôtre ? Je serais curieux de savoir ce qui a bien pu vous ébranler dans le temps.
— Les erreurs de jeunesse, rétorque Joshua, les rencontres aventureuses…
— Les obligations familiales, les relations toxiques, ajoute Amaury, plus sombre.
— Les délires de Max, s’écrie Eden en avalant son verre cul-sec, avant de le taper contre le bar. Et toutes ses lubies insensées !
Tandis que chacun se met à rire de bon cœur en repensant à une anecdote qui lui est propre, le calme revient dans la salle, laissant place à des sourires émus. Perdus dans leurs pensées, ils se regardent tour à tour, et comme un seul homme, ils répondent :
— Et l’amour !
— Ah, l’amour… Quelle folie ! confirme Joshua en souriant. Ça nous a valu de belles claques dans la tronche.
— Ne m’en parle pas. Certaines des rencontres que j’ai pu faire ici hantent encore mes nuits, rit Eden.
— Détends-toi, quand même ! gronde Max en lui donnant un coup d’épaule. Dois-je te rappeler à qui tu parles ?
Eden grimace, pendant que Joshua, Amaury et Eloah se retiennent de rire.
— Voilà qui éveille encore plus ma curiosité, annonce le barman en haussant les sourcils.
— Mes rencontres désastreuses ou la virulence de notre cher Maxence ? lance Eden, sarcastique.
— Non, vos histoires d’amour ! J’aurais bien besoin de conseils de la part d’hommes chevronnés tels que vous. Ma vie sentimentale est actuellement un immense sac de nœuds, et je suis preneur de tout ce qui pourra m’aider à le démêler.
— Hum, pas sûr qu’on soit une bonne source d’inspiration, objecte Amaury en finissant son verre.
— C’est à moi d’en juger, vous ne croyez pas ? Mais si vous préférez rester entre vous pour vous rappeler vos bons souvenirs ici, je comprendrai…
Le barman lève les mains en signe d’abdication, tout de même déçu de ne pas avoir la chance de revivre le passé sulfureux des cinq « pères fondateurs ».
— Je ne suis pas contre le fait de partager mes meilleurs conseils en matière de séduction, se vante Max en bombant le torse. Je suis sans aucun doute le plus expérimenté du groupe.
Amaury lève les yeux au ciel, tandis qu’Eloah et Joshua soupirent. C’est Eden qui, finalement, livre tout haut ce que les autres pensent tout bas :
— Tu ne sais pas dans quoi tu t’embarques, petit ! On n’aura jamais assez d’une seule nuit pour évoquer toutes les histoires de cet homme-là.
— On n’est pas obligés de rentrer dans les détails, rétorque Amaury. On peut aussi s’en tenir aux rencontres qui ont vraiment changé nos vies. Celles-là, on peut les compter sur les doigts d’une main…
Le barman approuve d’un signe de tête satisfait.
— Comme on a un peu de temps devant nous avant que la soirée démarre, ce que je vous propose, c’est de vous confectionner votre cocktail préféré en échange de l’histoire qui a le plus compté pour vous… Qu’est-ce que vous en dites ?
— Si tu nous prends par les sentiments, réplique Max en lui rendant son sourire. Vous en pensez quoi, les gars, on se lance ? Moi, en tout cas, j’ai soif, et je sais déjà quel cocktail je vais choisir !
Ils se regardent entre eux, les yeux brillant d’un éclat aussi fier que nostalgique. De toute façon, pourquoi auraient-ils insisté pour venir ici une dernière fois, si ce n’est pour se remémorer ce qui a fait d’eux ce qu’ils sont aujourd’hui ?
Prêts à replonger dans une jeunesse qui ne les a jamais quittés, ils répondent à l’unisson :
— C’est d’accord !
À suivre…
—
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