PROLOGUE
Ava-Rose
Le ciel strié de violet s’est déjà teinté d’une couleur pourpre au moment où j’arrive devant la grande porte blindée de l’établissement. Hésitante, je laisse passer quelques secondes avant d’oser franchir les derniers mètres qui m’en séparent.
Maintenant que je suis là, il est hors de question de me dégonfler.
– Mot de passe ? me demande un grand brun planté devant l’entrée.
Même de l’extérieur, j’entends la musique et les rires qui résonnent à l’intérieur. Aucun doute, c’est bien ici. En lui donnant ma réponse, j’essaie de paraître sûre de moi.
– Schumpeter… Évidemment, en référence à Joseph Schumpeter, l’économiste qui a introduit le concept de « destruction créatrice ». L’idée que l’innovation, tout en détruisant les anciennes structures économiques, est essentielle pour la croissance à long terme.
Le type lève un sourcil et me dévisage de la tête aux pieds, avant de lâcher un laconique « Entrez ». Une adresse introuvable sans ses coordonnées exactes, des gardes du corps baraqués, un mot de passe à murmurer à l’abri des oreilles indiscrètes : pas de doute, je suis bien à la soirée de bizutage annuelle organisée dans le plus grand secret par les plus grandes écoles de la région. Ce n’est qu’en pénétrant dans le bar privatisé pour l’occasion que je comprends pourquoi le vigile m’a scrutée d’une drôle de façon. Mon allure fait sacrément tache dans le décor.
Autour de moi, tout le monde est sur son trente-et-un. Les hommes portent des chemises, certains des vestes de tailleur, et les femmes semblent rivaliser au concours de celle qui aura la robe la plus courte.
Mal à l’aise, je glisse les mains dans les poches de mon sweat-shirt noir à capuche. Je pensais qu’il serait passe-partout, mais à en juger par les regards en coin de certaines filles, il n’a pas l’effet escompté. Au contraire : j’ai l’impression qu’on vient de braquer un de ces spots à la lumière criarde sur moi.
– Hé ! Salut, tu fais partie des nouveaux bizuts de cette année ? m’alpague un gars portant un ridicule béret mauve sur la tête.
La couleur officielle de l’INCOS, avec son insigne. Un couvre- chef tout ce qu’il y a de plus officieux.
– Non, m’empressé-je de répondre. Je suis en deuxième année.
Il semble prêt à partir, mais son copain, ivre mort, darde des yeux vitreux sur moi.
– Hé ! Je te connais. C’est toi, cette fille, celle qui…
– Je dois y aller.
Même si je me suis empressée de le couper et malgré la musique, j’entends quelques bribes de leur discussion vaseuse.
– C’est elle.
– Non ! Tu crois ? Elle n’était pas blonde ?
– Mais si, je t’assure, c’est elle… La fille sur la vidéo.
Le cœur battant, je joue des coudes pour me frayer un chemin au milieu de la foule amassée devant le bar, cherchant à fuir au plus vite. Je m’étais préparée à devoir affronter les regards et les remarques demain, dès le premier jour de cours, mais ce soir, lors de la soirée de prérentrée dédiée au bizutage des élèves de première année ? J’avoue que j’espérais passer inaperçue.
Mon amie Kim a sans doute eu raison de refuser de m’accompagner. Elle n’a pas très bien compris pourquoi je tenais tant à m’infliger ça, et je dois dire que moi non plus. De la curiosité malsaine, et un certain masochisme, sans doute. C’est ce que je me dis quand je découvre les lieux et m’arrête devant la petite scène montée dans un angle de la salle.
– Un, deux, trois… Cul sec !
– Attendez ! Retournement de situation. Numéro douze semble sur le point de vomir. Est-ce qu’il va tenir bon ? Ah… et non ! C’est fait, il a vomi !
Le petit groupe qui observe comme moi les trois bizuts enchaînant des shooters se met à pousser des cris de dégoût. J’entends une fille expliquer la situation à l’oreille de son amie qui vient d’arriver, un gobelet à la main.
– Ils font le concours de celui qui peut boire le plus de tequila. C’est déjà le deuxième qui vomit.
– Mais… il continue de boire ? J’y crois pas !
Les deux filles s’esclaffent tandis que je tourne les talons, écœurée. Si je reste, je risque de rendre mon dîner, moi aussi.
Un peu partout dans le bar, les rires fusent et les gens s’adonnent à toutes sortes d’activités à la limite du légal. En poussant la porte des toilettes pour m’isoler, je tombe nez à nez avec une jeune femme, à peine majeure, en train de former des petites lignes de poudre blanche.
– T’en veux ? me demande-t-elle, le sourire aux lèvres et de la cocaïne au coin des narines.
Pourquoi suis-je venue, au juste ?
Je n’ai rien en commun avec tous ces gens. Ma place n’est plus là depuis longtemps. C’est peut-être justement pour me le rappeler que je suis venue, ou alors, c’est simplement pour me convaincre que rien de tout cela ne mérite que je m’enferme dans les toilettes de l’école pour pleurer.
Au milieu de la confusion ambiante, je trébuche sur quelque chose – encore un béret. Je me penche pour l’attraper. L’inscription « INCOS » y est brodée en lettres argentées.
L’Institut de commerce supérieur, « la prestigieuse école de commerce et de business, qui forme l’élite de la nation ». Ce sont les mots inscrits sur la plaquette de bienvenue, pas les miens. Grâce à son programme d’études orienté à l’international, ses intervenants de renom et le tarif exorbitant à l’année, elle est historiquement considérée comme l’une des meilleures du pays. À sa tête, mon père, qui est non seulement le directeur de l’établissement parisien, mais aussi le président de l’Institut et de ses diverses succursales. Ça fait plus de vingt-cinq ans qu’il a pris ses fonctions. Dans le milieu de l’enseignement supérieur privé, son nom est connu et respecté de tous.
Voilà pourquoi je lui cache ma venue à cette soirée moralement préjudiciable. Et voilà pourquoi il ne doit jamais savoir ce qu’il m’est arrivé l’année dernière.
Un garçon, plutôt mignon mais totalement ivre, m’aborde et me propose un verre que je refuse. C’est à ce moment-là que mes yeux dévient vers les tables sur ma gauche, et que je les aperçois enfin. Ou plutôt, que je l’aperçois, lui.
Pendant quelques secondes, ma respiration se coupe et mon cœur cesse de battre. En revoyant son profil parfait, son nez droit, sa chevelure blonde et son menton pointu, une vague de sentiments confus m’assaille. Bien sûr, il n’est pas seul : ses deux acolytes ne sont jamais loin. L’un d’eux est assis sur un étudiant allongé au sol et se fait masser le dos. Si le deuxième reste à distance des bizuts qui tentent de gagner les faveurs des membres du Bureau des étudiants, ça ne l’empêche pas de se marrer en buvant allégrement dans son gobelet.
Les voilà, les trois mousquetaires. Toujours aussi sans-gêne, toujours à se comporter comme s’ils étaient les rois du monde. Et c’est ce qu’ils sont, d’une certaine manière : les rois de cet univers dans lequel j’ai encore au moins deux années à tirer, trois si je décide de poursuivre en MBA.
Puis je la vois elle, et ma respiration se bloque dans ma poitrine. Ma vue se rétrécit et mon estomac se serre. Elle rejoint les garçons à leur table, accompagnée par une grande blonde qui ressemble à ces mannequins dans les magazines.
Ils sont tous là, comme je l’imaginais. Le petit groupe est au complet. La nausée me saisit à nouveau. Je n’arrive toujours pas à croire qu’elle soit restée amie avec eux après tout ce qu’ils m’ont fait subir.
Mes doigts se crispent sur le béret que je tiens encore à la main et le sol manque de s’effondrer sous mes pieds lorsque je la vois se pencher vers lui, tout sourire.
Elle l’embrasse, putain. Elle vient de l’embrasser sur la bouche. Et il lui rend son baiser.
Soudainement, mes mains tremblent. Je me décide enfin à jeter le béret dans un coin. Les indices étaient pourtant là, partout sur les réseaux sociaux : sur les quelques photos publiées cet été, dans les commentaires emplis de sous-entendus qui m’ont mis la puce à l’oreille. Je suspectais déjà qu’ils s’étaient mis ensemble, mais une part de moi refusait d’y croire.
J’espérais encore me tromper, mais comme souvent, la réalité est pire que ce que j’imaginais.
Mes yeux se mettent à brûler et je me rends compte que je n’ai pas cillé depuis une bonne minute, incapable de détacher mon regard de la scène qui se joue devant moi.
Dire qu’ils s’affichent comme ça, devant tout le monde, sans aucun scrupule. Sans aucune honte. Comme si les événements de l’année dernière n’avaient pas existé.
Comme si je n’avais jamais existé.
Je pensais que les revoir me ferait de la peine, que j’aurais du mal à supporter leur présence sans ressentir ce trou béant dans ma poitrine, mais ce n’est pas le cas. La tristesse qui m’a habitée pendant des semaines a entièrement disparu, et ce sentiment de vide a été comblé par autre chose.
Quelque chose de beaucoup plus fort, de beaucoup plus ardent.
Tandis que je m’efforce de respirer pour dompter les pensées chaotiques qui se bousculent dans mon esprit, je sens monter une énorme vague de colère prête à m’envahir tout entière, à tout emporter sur son passage.
Ils ne se sont pas seulement contentés de me poignarder dans le dos il y a cinq mois, ils ont aussi décidé de continuer à enfoncer la lame dans mes blessures encore à vif.
Ils ont fait de ma vie un enfer, et pendant tout ce temps, je me suis laissée consumer, m’éteignant à petit feu, persuadée au fond que c’était en partie ma faute. Que je n’avais jamais été assez bien pour eux, que je ne méritais pas de faire partie de leur petit cercle.
À présent, c’est terminé. Fini de me morfondre. Fini de subir en silence. Fini de les laisser m’écraser du bout de leurs chaussures de marque comme si je n’étais qu’un vulgaire insecte. Pour eux, tout cela n’est qu’un jeu.
Ils ont cru gagner ? Ils se trompent. Cette fois, je serai de la partie et ferai tout pour l’emporter, quitte à y laisser quelques plumes de plus. De toute façon, ça ne peut pas être pire que ce que j’ai vécu ces derniers mois.
Je décide enfin de me détourner, les jambes flageolantes, mais le menton fièrement dressé.
Je suis venue pour les voir ; je les ai bien vus.
Ils sont toujours là, tous les cinq, formant un groupe soudé duquel je croyais encore faire partie il n’y a pas si longtemps. Trois garçons, deux filles. Parmi eux, mon ex-petit ami et mon ex-meilleure amie, qui seront sans aucun doute le nouveau couple phare de cette rentrée universitaire. Les deux personnes que j’ai le plus aimées et celles qui m’ont le plus blessée.
À présent, il est temps de leur rendre la pareille.
Moi, Ava-Rose Langlois, je vais me venger. Je vais me remettre du mal qu’ils m’ont fait, retourner la situation à mon avantage et leur faire payer, à tous, un par un.
Et quand j’en aurai fini avec eux, il ne leur restera plus rien, exactement comme il ne m’est plus rien resté après leurs petits jeux pervers.
Ils ne s’en prendront plus jamais à qui que ce soit d’autre, et surtout, ils ne s’en prendront plus jamais à moi.
J’aurai ma vengeance, et alors, ils comprendront enfin ce dont je suis réellement capable.
À suivre…
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