CHAPITRE 1
ANTON
La pulsation des basses résonne à mes oreilles et descend dans ma gorge pour se propager à l’intérieur de ma poitrine. Elle se mêle au shot de tequila que je viens de m’envoyer. C’est quoi, le cinquième, le sixième ? Je ne compte plus.
Du revers de la main, j’essuie ma bouche humide. Malgré l’alcool fort, je devine encore le goût épicé du grand brun allongé devant moi. En appui sur ses coudes, il se redresse et tend la main pour me toucher à son tour, mais je ne suis plus d’humeur. Je secoue la tête en lui souriant tandis qu’il remonte sa braguette, se tournant déjà à la recherche d’un autre partenaire plus enclin à jouer. Aussi désirable soit‐il, je n’ai pas envie d’aller plus loin…
Pour l’instant.
Car venir à une orgie sans participer, c’est comme se rendre à un buffet à volonté pour manger une salade. Ça n’a foutrement aucun intérêt.
Une mèche de cheveux tombe sur mon front. Mon pas est chancelant. J’ai bu plus que de raison. Encore une fois. En remontant le long couloir pour rejoindre la salle de séjour, je jette un œil autour de moi. Il y a du monde ce soir, et la musique ne couvre pas entièrement les gémissements lascifs des corps qui s’adonnent au plaisir. Je m’approche d’un canapé en velours où deux femmes aux longs cheveux bruns s’embrassent. Elles sont toutes les deux nues et magnifiques. Elles s’arrêtent pour me regarder, puis l’une d’elles me fait signe de les rejoindre.
C’est tentant, mais vu mon degré d’ébriété, je ne suis pas certain d’arriver à quoi que ce soit. Hors de question de gâcher leur moment à cause d’une piètre prestation. La paume posée sur ma poitrine, je leur adresse un geste d’excuse avant de leur envoyer un baiser. En poursuivant mon chemin, j’observe d’autres corps qui se mêlent et s’emmêlent. Sur un lit à baldaquin, un trio qui se déshabille avec fougue. À peine plus loin, un couple qui observe avec intérêt un homme en train de se masturber. La soirée est déjà bien avancée, les esprits sont échauffés, et la pudeur n’a plus lieu d’être – si tant est qu’elle existe encore, dans ce type de fête.
J’aurais pu organiser ça à La Galerie. Après tout, j’en suis le maître des lieux. Mais ces derniers temps, mon cœur est difficilement à la fête dans cet endroit empli de fantômes. De mes fantômes. Ceux que je ne parviens plus à fuir et qui me hantent chaque nuit, au moment où je ferme les yeux.
Son image me revient une nouvelle fois en tête, toujours aussi nette qu’il y a six mois. Son teint hâlé, son corps parfaitement modelé. Son port de tête altier. Les sanglots dans sa voix lorsqu’il me supplie de le pardonner.
Je fais un détour du côté du bar pour attraper une bouteille. Du gin, cette fois. Ça fera bien l’affaire. La tête en arrière, j’en avale plusieurs gorgées pour noyer l’amertume de mes souvenirs en même temps que mes regrets.
Si seulement j’avais compris. Si j’avais su voir… Peut‐être que les choses se seraient passées différemment. Ou peut‐être pas. J’ai toujours pensé qu’il n’y avait pas de hasard dans ce monde et que les choses se déroulaient exactement comme elles étaient censées se dérouler. Un jour, peut‐être, je comprendrai les raisons de sa trahison et, alors, je pourrai essayer de pardonner.
En attendant, je reporte mon attention sur le show qui se déroule devant moi. Quelques heures ont suffi à organiser cette soirée. Il y a plus d’âmes en quête de perdition qu’on ne le croit. Pour les trouver, il suffit de savoir où les chercher, et j’excelle dans l’art d’attirer à moi les curieux de corps et d’esprit. Je rejoins un fauteuil en velours pourpre qui trône au milieu de la pièce et j’en profite pour admirer les équipements installés pour l’occasion. Des chaînes d’un côté, une balançoire de l’autre et, juste au‐dessus de ma tête, des pans de tissu noir qui pendent du plafond, comme une forêt de lianes ténébreuses, sur lesquels un voltigeur exécute des figures avec grâce. Je le fixe un moment, les vapeurs de l’alcool s’infiltrant dans mon cerveau et brouillant mes pensées. Confortablement assis, mes coudes sur les accotoirs, je serre la bouteille entre mes doigts comme s’il s’agissait de mon bien le plus précieux.
À l’heure qu’il est, ça l’est sans doute.
– Il fait tellement chaud ici, tu devrais te mettre plus à l’aise…
Je me laisse guider par la voix qui m’a apostrophé. Comme dans un rêve, une femme vêtue d’une nuisette transparente se penche vers moi. Ses tétons bruns, fièrement dressés, se dessinent sous le tissu, me narguent. Je lui souris, les paupières lourdes. Sans rien dire, elle pose ses paumes tièdes sur ma chemise déjà entrouverte, entreprend de défaire les derniers boutons. Je cligne des yeux, mettant un temps à comprendre qu’elle me déshabille. Elle est très proche, je sens son parfum entêtant. Des notes sucrées et florales. Du jasmin ?
Je pose ma main sous son menton pour l’obliger à me regarder. Elle me sourit à son tour, avant de coller sa bouche sur la mienne sans plus de forma‐ lités. Sa langue vient découvrir la mienne sans autre préambule, me laissant goûter la pointe de cerise du cocktail qu’elle vient de boire.
Elle s’assoit sur mes genoux, je la laisse faire, jouant distraitement avec ses cheveux tandis qu’elle m’embrasse dans le cou. Ils sont doux, leur contact est très agréable. Un souffle près de mon oreille me fait lever la tête. Le voltigeur vient de descendre à mon niveau. Ses jambes et ses bras sont noués autour des lianes de tissu, et de là où je suis, je peux apercevoir ses biceps contractés par l’effort.
– Bravo pour votre performance, lui glissé‐je tandis que nos regards se croisent. Vous avez un vrai don.
– Merci. Et vous n’imaginez pas encore toute l’étendue de mes talents, réplique‐t‐il dans un sourire. Je peux vous en faire la démonstration ?
Comme un grimpeur assuré par sa corde, il descend encore de quelques centimètres. Je me penche pour accueillir ses lèvres, la jeune femme toujours collée à mon torse. Je prends conscience de ce qui se passe par bribes. La petite barbe du voltigeur me chatouille le menton, et soudainement, son baiser devient fougueux, il râpe presque mon cou.
Ma conscience s’étiole petit à petit, la pièce tourne autour de moi. Les mains de mes deux partenaires de jeu sont partout sur moi, elles s’infiltrent sous ma ceinture sans réussir à provoquer l’effet escompté. Je crois qu’à eux non plus, je ne parviendrai pas à donner satisfaction ce soir. J’aimerais, beaucoup même, mais c’est un fait : ces derniers temps, j’ai de plus en plus de mal à bander. Homme, femme, couple, même les individus les plus excitants n’arrivent pas à me faire hisser le drapeau. Pourtant, Dieu sait qu’ils savent comment s’y prendre.
– Anton !
Je cligne difficilement des paupières plusieurs fois tant elles semblent peser une tonne. Je crois que je commençais à sombrer, mais le visage de celui qui se dresse devant moi m’apparaît sans peine : et pour cause, il est presque identique au mien. Je souris à mon jumeau, qui vient repousser la jeune femme qui continue de se frotter à moi comme une chatte en chaleur.
– Désolé, messieurs‐dames, annoncé‐je d’une voix pâteuse. Mon frère a encore beaucoup à apprendre sur les bases de la politesse.
– Putain, Anton, qu’est‐ce que t’as pris ? T’es complètement défoncé.
– Relax, Matthieu. C’est l’effet de quelques spiritueux, rien de plus. Tu sais que je ne fais pas dans la drogue dure, et ça changera pas, déclaré‐je d’une voix chantante.
Je crois l’entendre soupirer. Il doit se pincer l’arête du nez à cet instant même, comme à chaque fois qu’il est énervé. Je n’en suis pas certain, car ma tête est lourde, et mes yeux à nouveau fermés.
– Allez, viens, je vais t’aider, et on se tire de là. Il ne manquerait plus que tu fasses un coma éthylique.
Mes paupières se relèvent d’elles‐mêmes lorsque ses deux bras viennent se glisser autour de mon torse. Tant bien que mal, il réussit à me remettre sur pied – exploit possible uniquement parce qu’il est aussi grand que moi, à un centimètre près.
Qui est le plus grand, déjà ? Lui ou moi ? Impossible de m’en souvenir à cet instant.
– Tu sais s’il y a encore un lit disponible quelque part dans la maison ? demande‐t‐il.
– Pour baiser ? Oui. Pour dormir, c’est moins sûr.
Il soupire.
– Tant pis. Je te ramène à ton appartement.
– Non, ce serait grossier, m’exclamé‐je, comme animé par une lucidité soudaine, mon bras inerte posé sur ses épaules. Je suis l’hôte de la soirée. Que vont dire mes invités si je les quitte en plein milieu de la fête ?
Ma tête cogne contre la sienne. Mes lunettes manquent de tomber, je les rattrape de justesse.
– Ne t’en fais pas, je suis venu avec Hans. Il ne va pas tarder à annoncer la fin des festivités. On appellera une entreprise pour nettoyer demain matin.
J’acquiesce, sans rien ajouter. Je comprends confusément qu’il me lâche maladroitement à l’arrière de sa voiture. Puis, je plonge dans un black‐out, entrecoupé de quelques réveils léthargiques lorsqu’il me tire et me porte à nouveau.
– Allez, Anton, un petit effort ! Il n’y a que quelques mètres pour arriver jusque chez toi.
Après ce qui me paraît être une éternité, mon crâne trouve appui sur une surface moelleuse. Le matelas, sans aucun doute. Matthieu retire mes chaussures, que j’entends tomber au sol.
Parfait.
Je vais réussir à dormir un peu. Je saisis le drap qu’il tire sur moi, m’enfonce un peu plus profondément dans les coussins. C’est alors qu’il apparaît dans mon esprit, avec une netteté douloureuse qui m’impressionnera toujours.
– Narcisse…
– Quoi ? m’interroge Matthieu, dont la voix est maintenant lointaine.
J’avale ma salive avec difficulté. Ma bouche est sèche, une légère nausée me saisit. Je lui demanderais bien un verre d’eau mais, à la place, je murmure :
          – Ça s’atténuera un jour ?
          – Quoi donc ?
          – La tristesse. La culpabilité… Le manque, énuméré‐je dans un soupir.
Un silence. Puis une paume fraîche vient se poser sur mon épaule.
          – Tu finiras par aller mieux, Anton. On va tout faire pour. Maintenant, dors.
          Comme s’il n’attendait que cette autorisation, mon esprit cesse de lutter pour me laisser sombrer dans le sommeil.
Lorsque je me réveille, je n’ai aucune idée de l’heure qu’il est. Mon portable n’est pas sur ma table de chevet, les rideaux sont tirés. Je me lève avec un bourdonnement qui me perfore le crâne, punition bien méritée suite à mes excès. Mais ça, ce n’est pas grave. La douleur physique, je connais, je sais l’apprivoiser et, parfois même, l’apprécier. C’est de cette douleur logée à l’intérieur de ma poitrine que je n’arrive pas à me défaire.
En allant dans la cuisine pour me chercher de l’eau, je constate que j’ai encore mon pantalon mais que je suis pieds nus. Ma chemise est largement ouverte sur mon torse. Je dois offrir un sacré spectacle à voir. Heureusement que je suis seul.
          – Bonjour.
          Ou pas.
          Je me tourne vers mon frère qui émerge depuis mon canapé.
          – Tu m’en sers un ? demande‐t‐il en se levant. 
          Je lui tends un verre plein qu’il avale d’une traite.
          – Qu’est‐ce que tu fais encore là, Matthieu ? C’est dimanche, tu ferais mieux d’aller chez toi profiter de ta petite femme.
          – Roxane est chez elle. On se retrouvera plus tard. Et je n’allais certainement pas te laisser dormir seul, vu ton état.
Je m’empare d’un chiffon pour nettoyer mes lunettes, qui sont dans un état déplorable, avant de m’asseoir face à lui. Même si ma migraine me donne l’impression qu’on m’enfonce un clou dans le cerveau, je lâche un petit rire.
– J’apprécie ton geste, mais tu sais qu’on n’a plus huit ans ? Il est loin, le temps où je t’appelais pour venir dans mon lit parce que j’avais peur de l’orage. Je suis adulte maintenant, je n’ai pas besoin d’un chaperon.
Un voile obscurcit son regard. C’était visiblement la chose à ne pas dire.
– Tu en es sûr ? Parce que tu étais à deux doigts de tourner de l’œil quand je suis arrivé hier. Ne me dis pas que ce n’est rien ! J’ai été accro, je sais dans quel genre de cercle vicieux on peut tomber. Ça fait des mois que ça dure, que tu accumules les excès. Depuis l’arrestation de Mikheev, tu es complètement hors de contrôle, Anton.
Ah ! Le « contrôle » ! Le mot préféré de mon frère. Il a dérapé une fois, manquant de tout perdre, et depuis, il fait tout pour maîtriser chaque aspect de sa vie. Pour lui, tout doit être compartimenté, rien ne doit dépasser, au travail comme dans sa vie personnelle. Seulement, sa stratégie n’est pas si efficace, puisque l’année dernière, il est tombé amoureux d’une des hôtesses de l’établissement que nous possédons. Depuis, elle a démissionné, elle a abandonné son pseudonyme, Nymphéa, et elle travaille avec moi sur l’élaboration des scénarios pour les clients.
De mon côté, le « contrôle », je l’expérimente pour mieux pouvoir repousser mes limites – et à l’occasion, celles de mes partenaires.
Comme je ne réponds pas, Matthieu se radoucit.
– Je ne dis pas que tourner la page est facile. Ça ne fait que six mois que Mikheev est derrière les barreaux et que Narcisse est parti…
          – Bientôt sept, le corrigé‐je machinalement.
          Il hoche la tête.
          – Tu souffres. C’est compréhensible. Sa trahison est difficile à avaler, surtout quand on sait ce qu’il se passait entre vous, mais… Tu dois essayer de te reprendre. On a un business à faire tourner, ton business, et en ce moment plus que jamais, La Galerie et ses hôtes ont besoin de toi. J’ai besoin de toi.
L’air sérieux de Matthieu ne me donne plus du tout envie de rire. Pour que mon frère se risque à me parler sentiments, lui qui est plus qu’inapte à dévoiler les siens, c’est qu’il ne sait plus comment m’atteindre. Ce n’est pas la première fois qu’il me fait ce genre de petit discours, parce que ce n’est pas non plus la première fois qu’il vient me ramasser ivre mort à une soirée.
J’ai essayé de faire bonne figure, mais les événements de l’année dernière m’ont affecté beaucoup plus que je n’ose me l’avouer. Une femme est morte. Pas n’importe quelle femme : un membre de mon équipe. Et surtout, une amie. Une âme pure et innocente.
Et c’est l’homme que j’aimais qui en est en partie responsable.
Je serre le poing autour de mon verre en me remémorant les derniers instants de paix avant que tout ne s’effondre. Quelques heures avant que Matthieu ne me révèle que Narcisse nous avait trahis, qu’il m’avait trahi, moi, il m’avait embrassé et m’avait murmuré à quel point je le rendais heureux. À quel point il m’aimait. Un serpent caché dans le corps d’un ange.
Qui aurait cru que ça ferait si mal ?
Sentant une salve de sombres pensées affluer, je décide d’écourter cette conversation en disant à Matthieu exactement ce qu’il a envie d’entendre. Même si je n’y crois pas une seconde.
– Tu as raison. Je vais faire plus attention. Maintenant, je vais aller prendre une douche, si ça ne te dérange pas.
Mon frère n’est pas du genre à s’imposer. Il a compris le message, acquiesce, l’air pas tout à fait convaincu pour autant, mais j’imagine que ça lui suffit pour le moment. J’avale une aspirine tandis qu’il remet sa veste en cuir.
– Au fait, quand on est arrivés cette nuit, il y avait ce colis devant ta porte. J’imagine que le facteur n’a pas réussi à te trouver hier, dit‐il en palpant ses poches. Merde, elles sont où, mes clés ?
Partant à la recherche de ses clés de voiture, il me tend un carton à peine plus gros qu’un livre. Intrigué, j’essaie de me remémorer si j’attendais une potentielle commande, pour moi ou pour La Galerie, mais rien ne me vient à l’esprit. Dès que j’ouvre le colis et que j’y plonge ma main, je lâche la boîte et fais un bond d’au moins un mètre.
– Putain ! m’écrié‐je vivement en me levant en quatrième vitesse.
– Qu’est‐ce qui t’arrive ?
Mon pouls résonne jusqu’à mes tympans douloureux. Après m’être assuré que son contenu n’est pas vivant, je me décide à poser la boîte d’un geste vif sur la table.
– C’est quoi, ce bordel ? aboie Matthieu en s’approchant.
Comme moi, il a le réflexe de se couvrir le nez. L’odeur est effroyable.
– C’est un… rat ?
– Ça m’en a tout l’air, confirmé‐je sans masquer mon dégoût. Un rat mort, heureusement.
Je m’empare du carton à la recherche de l’expéditeur, sans rien trouver si ce n’est mon prénom et mon nom griffonnés à la main.
– Il n’y a pas d’adresse, pas d’étiquette postale… Celui ou celle qui a préparé ça a dû assurer la livraison en personne.
– Regarde, il y a une enveloppe.
Matthieu me tend un papier froissé et humide qui était resté au fond du carton. Nos regards se croisent avant que je ne me décide à le déplier en le tenant loin de moi, comme s’il risquait de m’exploser au visage. Mais ce n’est qu’un texte tapé à l’ordinateur.
– Celui qui m’a envoyé ça ne doit pas être un grand fan, ironisé‐je pour éviter de paniquer.
– Qu’est‐ce que ça dit ?
Je tends le papier entre nous dans un silence oppressant.
« Voilà ce qu’on fait aux balances dans ton genre : on les crève. Ferme‐la si tu veux pas finir comme ce rat. »
—
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